Festival de l’insulte, complots déjoués, destins tragiques d’artistes maudits, exhibitionnisme aux effets inattendus, mondanités farfelues et bien plus encore ! Si vous êtes en quête d’un parcours atypique dans les rues de Buenos Aires, je crois avoir ce qu’il vous faut.
Quitte à me répéter, une vie ne suffirait pas pour faire le tour de la capitale argentine (qui, de surcroît, n’est pas ronde). Mais, certains voyageurs, surtout s’ils ont le temps, apprécieront de sortir des sentiers battus.
Les histoires qui suivent – vous vous en apercevrez en les lisant – relèvent plutôt de la catégorie des légendes urbaines. Qu’à cela ne tienne, leurs personnages hauts en couleur vous feront découvrir de nouvelles facettes de la ville.
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- Carte des lieux insolites mentionnés dans cet article
- École industrielle Otto Krause | Avenida Paseo Colón 650
- Prison de Caseros | Avenida Caseros 2491
- Atelier de couture de Mabel Serrano | Avenida Montes de Oca 3400
- Hôtel Callao | Avenida Callao 1100
- Teatro Roma | Sarmiento 109 (Avellaneda)
- Local du Parti social-démocrate | Avenida Hipolito Yrigoyen 400
- Alvear Palace Hotel | Avenida Alvear 1891
- École normale supérieure n°4 | Av. Rivadavia 4950
- Hospice de San Marcos | Teodoro García 3056
- Galería Witcomb | Avenida Santa Fe 1161
- Cantine de La Chancha Cortese | La Vuelta de Rocha (La Boca)
- Centre culturel de Manuela Llamazares | Bulnes 2000
- Quartier de Barracas
- Club del Progreso | Sarmiento 1334
- Défilé du Día de la Primavera | Avenida Santa Fe et Avenida Callao
- Sociedad Rural Argentina | Florida 460
- Esquina Homero Manzi | Avenida San Juan 3601
- En conclusion
Carte des lieux insolites mentionnés dans cet article
École industrielle Otto Krause | Avenida Paseo Colón 650
Ah, Norma Balmes Dufour (et non Dufaur, elle n’était pas de ma famille) ! On pourrait dire que sa vie fut comparable à celle du pigeon qui, égaré, ne parvient pas à distinguer les reflets d’un mirage et écrase son corps nerveux contre une vitre pour tomber inerte sur le pavé…
Fanatique de théâtre expérimental, elle voulut pendant des années imposer les œuvres d’un illustre inconnu dénommé Delpierre. Chacun ses lubies, après tout.
Puis, en 1916, elle loua un humble appartement en face de l’école industrielle Otto Krause.
Elle s’exhibait nue sur le balcon pour, selon ses dires, « provoquer, par des actions spontanées, l’irruption d’une libido dominatrice qui échapperait aux pièges de la culture ». Les pôvres garçons, en quête de tout bon prétexte (artisanal ou industriel) pour tuer le temps, s’agglutinaient autour des fenêtres de la salle de classe pour observer ses actions. Certains d’entre eux souffrirent de troubles de la maturation si graves qu’ils devinrent des idiots chroniques ou des poètes disparus. Le scandale fut grand.
Norma, se disant persécutée parce qu’elle était uruguayenne (explicaiton on ne peut plus logique de sa disgrâce…), s’enfuit à Montevideo où elle finit sa vie dans une théâtrale solitude.
Prison de Caseros | Avenida Caseros 2491
En voilà une bien bonne histoire digne des contes de la crypte (amateurs, vous êtes prévenus) !
Le sordide criminel El Chuqui (à ne pas confondre avec Chucky) fit un séjour mémorable dans les geôles de la prison de Caseros. Les punitions infligées pour lui faire perdre son sang-froid se heurtaient invariablement à une farouche volonté de vivre.
Chaque fois qu’un maton lui donnait un coup de matraque dans les côtes, il répondait non pas en déclamant un poème (à la façon de l’honorable Nazim Hikmet), mais par un fou rire !
Tout le monde se demandait d’où lui venait cette formidable énergie.
Personne ne se doutait que son esprit était réconforté, chaque soir, par des mélodies qui grimpaient jusqu’aux barreaux de sa cellule : Luciana Winkler jouait laborieusement du luth depuis le trottoir.
Appartenant à une lignée de notables, violée par El Chuqui lors d’une tentative de cambriolage de la demeure familiale, elle finit par devenir son amante et sa protectrice. Un exemple paradigmatique du syndrome de Stockholm !
Luciana n’était pas une grande interprète, mais la pratique quotidienne imposée par sa pieuse mission la transforma finalement en une brillante concertiste. Un peu comme Jean-Pascal Lacoste parvenant, enfin !, à poser sa voix à la fin de la première saison de la Star Academy.
Son talent ayant été remarqué (pas celui de Jean-Pascal, c’est de Luciana qu’on cause), elle partit dans d’interminables tournées : Brésil, Chili, puis Espagne, France, Italie, Allemagne, Georgie (on my mind !), Floride, Californie, etc. Sa consécration ultime eut lieu à Londres où elle fut ovationnée par l’exigeant public anglais, la foule applaudissant debout comme un seul homme.
Trop accaparée par la musique, ses tournées n’en finissant pas, Luciana ne revint jamais à Buenos Aires.
El Chuqui, orphelin du stimulus qui donnait un sens à sa misérable existence, finit par mourir à cause d’une simple gifle (une giflette, dirait Will Smith) donnée par un garde-chiourme qui nettoyait sa cellule.
Atelier de couture de Mabel Serrano | Avenida Montes de Oca 3400
Manos Brujas était le surnom par lequel l’habile couturière Mabel Serranao était connue des voisins du Parque Patricios. D’une beauté singulière, elle était la gérante du disparu Parque Lamadrid qui s’étendait entre les rues Uspallata et Finochietto, bien que son charme n’aille pas au-delà de l’avenue Martin Garcia.
En effet, il ne fallait surtout pas empiéter sur le territoire où régnait Isabel Lopez Pirelli. Cette dernière avait réussi à maintenir sa domination sur 6 pâtés de maisons à la ronde pendant presque 10 ans. Un véritable exploit à une époque où les envoûtements lancés par certaines femmes (ayant la fâcheuse habitude de finir sur des bûchers) ne duraient pas plus de 8 ans.
La vie de Mabel s’écoulait placidement – elle qui respirait si discrètement entre chaque point de couture – jusqu’à ce qu’elle tombe sous le charme hypnotique d’Hector Alcides Calvete, un magnétique proxénète qui se trouvait juste entre les rues Uspallata et General Hornos. Calvete profita de la situation pour dépouiller Mabel et la dessaisir du territoire où s’étendait son influence.
Démunie, Mabel se calfeutra dans son atelier de couture. Son seul autre amour (platonique) fut Victor, un mannequin mutique et stoïque qui l’enveloppa d’un manteau de paix et de tranquillité.
Hôtel Callao | Avenida Callao 1100
La première convention de femmes dirigeantes d’entreprises eut lieu à l’Hôtel Callao en 1944.
Sachez, chères lectrices, que ce récit fut probablement popularisé par un fieffé misogyne ne supportant pas que ces dames osent s’éloigner de leurs fourneaux. J’en suis convaincu. Mais, que voulez-vous, les mensonges ont une espérance de vie généralement bien plus longue que les vérités…
À l’époque, en ces temps où le patriarcat qui n’en finit pas de mourir était bien fringant, l’événement n’aurait même pas mérité une mention dans la feuille de chou du quartier.
Mais c’était sans compter sur le fait que la salle de convention était bien trop petite : le nombre de participantes excéda largement toutes les prévisions. Dès lors, certaines dames, dans un vacarme assourdissant, en vinrent rapidement aux mains pour s’emparer des meilleurs sièges. Tirages de cheveux, gifles et coups de sac à main remplacèrent toute autre forme de discussion.
Le désordre fut aggravé par l’apparition d’un groupe de travailleuses du sexe qui réclamaient leur espace de représentation.
Le chaos s’empara du rassemblement et les combats au corps à corps se généralisèrent, donnant lieu à des situations difficiles à qualifier, où des femmes, enchevêtrées dans d’indescriptibles luttes, roulaient dans les couloirs tout en dépouillant leurs adversaires de leurs vêtements.
L’intervention de la police mit un terme à la convention. Les maris perplexes, convoqués en urgence, se pressaient à la porte, poussant leurs femmes dans les voitures, bien que, en raison du tumulte, de nombreux coquins profitèrent de la situation pour trouver des femmes en meilleur état que leur épouse légitime !
Teatro Roma | Sarmiento 109 (Avellaneda)
Sauf si vous vivez dans une grotte située en zone blanche, vous avez sans doute entendu parler du Concours international du cri de cochon de Trie-sur-Baïse ?
Eh bien, sachez qu’il y eut encore mieux. Un Festival de l’insulte fut organisé en 1936 au Théâtre Roma d’Avellaneda (ville limitrophe de Buenos Aires). Car, oui, tout foutait le camp, plus rien n’était sacré, la faute à Mai 1968 (pardon, au Front populaire), je suppose !
Ce festival accueillit des délégations de presque toutes les provinces du pays. Il fut la tentative la plus sérieuse de perfectionner l’art de l’injure et du juron afin d’atteindre la plus grande efficacité sans perdre en qualité et en sonorité. Un véritable challenge !
La rencontre fut placée sous le haut-patronage de Rita, la légendaire insulteuse du quartier de Mataderos qui avait tout naturellement prénommé son chien « Fils de pute ».
En 1909, se tint une réunion très animée du Parti social-démocrate dans son local du quartier de Balvanera. Il s’agissait de promouvoir la candidature de l’épouse du sénateur R. S. Tinelli.
Cette dernière donna de sa personne. Elle réussit à divertir l’assistance avec un discours rempli d’obscénités (sans doute une préparation pour le Festival de l’insulte mentionné ci-dessus… après tout, 27 ans d’entrainement n’étaient pas de trop).
Mais, doutant de sa force de persuasion, elle changea de ton pour finir par proférer de grossières menaces à l’encontre des indécis, en avertissant que son mari pourrait leur rendre la vie impossible en raison de son appartenance à une organisation secrète étrangère.
La brutalité sincère de la candidate provoqua un tel malaise que certains sénateurs, au tempérament fragile, se mirent à pleurer comme des enfants et ne retrouvèrent leur calme que lorsque la femme les gifla à plusieurs reprises.
Alvear Palace Hotel | Avenida Alvear 1891
Le Palais Alvear, devenu le plus célèbre hôtel de luxe du quartier de Recoleta, fut, jadis, le théâtre de moult histoires mémorables. Au moins deux méritent de figurer dans ce best-of du Buenos Aires insolite. Présentons-les dans l’ordre chronologique.
À la fin de l’année 1910, une élégante soirée de gala y rassembla tout le gratin de Buenos Aires. Il s’agissait de célébrer l’arrivée au port du navire-école de la Royal Navy britannique, le H.M.S Woodpecker. Vous l’aurez compris, n’importe quel micro-événement était un bon prétexte pour faire la fête.
Toujours est-il qu’il était impératif de se présenter déguisé. La surprise de la soirée fut assurée par l’ambassadeur de Bolivie, M. Quilpildor, et son épouse : ils arrivèrent déguisés en Hector et Hélène de Troie. L’ambassadeur des États-Unis, W. Percy, suscita également des murmures d’admiration par son geste sympathique : dans une tentative évidente de clin d’œil à l’Amérique du Sud, il s’exhiba avec une grande branche de céleri attachée à l’arrière (train) de son habit, imitant ainsi symboliquement un nandou, oiseau typique de ces contrées.
À la fin de la Première Guerre mondiale, les classes aisées de Buenos Aires semblaient s’être lassées des mondanités carnavalesques. Une nouvelle mode se répandit parmi elles : organiser des démonstrations de dressage de chevaux (doma) à l’intérieur des salons du palais, tout en buvant du punch. Officiellement, il s’agissait de fuir l’anxiété provoquée par l’instabilité économique dont elles n’étaient pas les principales victimes (bien que n’en étant pas les moins coupables).
Les promoteurs de ces événements insolites louaient des chevaux et engageaient des gauchos désœuvrés, jusqu’à ce que, l’intérêt s’étant dissipé, ils abandonnèrent cette pratique. Et laissèrent ce palace embrasser sa destinée, celle d’un hôtel de luxe tout à fait conventionnel.
C’est ainsi que San Antonio de Areco put définitivement s’affirmer comme la capitale argentine des gauchos et de la doma.
École normale supérieure n°4 | Av. Rivadavia 4950
Au tournant du XXe siècle, M. Sarmiento eut l’audace de recruter l’enseignante Miss Willis pour prendre la direction de l’École normale supérieure de jeunes filles n°4 située dans le quartier de Caballito.
Comme elle le faisait toujours lors de chacune de ses missions éducatives, Miss Willis voyagea accompagnée de sa fidèle chèvre Seymour, avec laquelle elle entretenait une relation très avancée pour l’époque. Sans le moindre exhibitionnisme, contrairement à Norma Balmes Dufour.
Bref, si vous vous êtes toujours demandé où Woody Allen est allé chercher l’inspiration d’un des sketchs les plus emblématiques de Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le sexe… sans jamais oser le demander il se pourrait bien que vous ayez enfin trouvé la réponse.
Hospice de San Marcos | Teodoro García 3056
F. Solórzano était un humaniste espagnol (1876-1929) partisan de l’abolition des corridas. Il était tellement épris de sa noble cause qu’il tenta d’assassiner le légendaire torero Juanete d’un coup de poignard dans les côtes. Après 3 ans de prison et plusieurs passages à tabac (qu’il encaissait avec moins de philosophie qu’El Chuqui), il traversa une période d’immobilité forcée en raison des mauvais traitements endurés.
Une fois libéré (de la prison, et non de son combat contre la tauromachie), il présenta un projet visant à remplacer les taureaux de combat par des prototypes articulés en bois. L’idée fut rejetée, et ses magnifiques mannequins furent brûlés. L’inventeur lui-même échappa de justesse à la mort. Son échec était évident : les Espagnols voulaient voir du sang. Du vrai. Et non un ersatz en copeaux de bois.
Alors, il émigra en Argentine, emportant avec lui un grand nombre de rêves. Même si la douane lui en confisqua plusieurs, il put en faire entrer 3 dans son nouveau pays.
Mais, on ne change pas (comme l’a si bien chanté Céline Dion) : sitôt arrivé en terre d’asile, F. Solórzano tenta de remplacer par des figures en céramique les volatiles sacrifiés lors des combats de coqs. Nouvel échec et tentative de suicide à l’aide d’un revolver. Il survécut, mais perdit une partie de l’oreille droite à cause de son coup de feu mal ajusté.
Bien qu’étant encore dans la force de l’âge, il fut interné à l’hospice de San Marcos. Derrière les murs, il connut paradoxalement de petits succès.
Il inventa le célèbre pingouin en céramique pour verser le vin, que l’on voit encore sur les tables de certains bistrots. Il obtint également une reconnaissance inattendue avec des petits crapauds en céramique utilisés comme poubelle de table pour noyaux d’olives, des chiens porte-cure-dents et toutes sortes d’objets utiles pour la maison.
Voilà une histoire qui se finit bien !
Galería Witcomb | Avenida Santa Fe 1161
Margarita et Mingo Salvatierra (1923-1989) étaient des jumeaux. Défenseurs tenaces de la culture du Nord argentin, ils ont créé des dizaines d’écoles de danse folklorique qui ont rapidement périclité.
Désespérés, ils n’ont pas eu de meilleure idée que d’essayer de faire une place dans le monde de la musique de Buenos Aires. Ils échouèrent, faute du talent (et, surtout, de la patience) nécessaire pour maîtriser les codes d’une danse aussi complexe que le tango.
Allant d’échecs en échecs, les années 1980 s’ouvrirent alors qu’ils étaient au bord du suicide.
Un jour, Margarita, pour se distraire, découvrit l’aquarelle et transmis son enthousiasme à Mingo. Ils obtinrent un succès fulgurant à la Galerie Witcomb, où la série Cuisines insensées eut un grand retentissement. Leur participation à la biennale de Berlin fut la consécration.
Pendant 4 ans, ils touchèrent le ciel du bout des doigts. Ils ne croyaient pas si bien dire : ils furent victimes d’un accident d’avion.
Mingo mourut sur le coup. Margarita survit quelques mois, mais resta tellement défigurée qu’elle se jeta dans le vide depuis l’immeuble Kavanagh, une tour d’appartements située en face de la place San Martín.
Les rétrospectives et hommages se succèdent pendant quelque temps jusqu’à ce que leurs œuvres deviennent peu à peu des curiosités sans valeur. Cruels destins…
Cantine de La Chancha Cortese | La Vuelta de Rocha (La Boca)
Avertissement : toute ressemblance avec des histoires que l’on conte généralement dans les églises serait totalement fortuite.
La cantine de La Chancha Cortese était une halte incontournable pour tout marin errant entre le Dock et la Vuelta de Rocha. On y mangeait bien et pas cher.
Un beau jour de 1937, un gars maigre et barbu arriva avec un groupe de jeunes hommes. Ils s’installèrent à une longue table recouverte d’une nappe en papier. Ils étaient joyeux et bruyants. Une douzaine en tout, 13 avec le maigre. Peut-être que c’était un enterrement de vie de garçon, allez savoir.
Étrangement, le seul qui ne participait pas à toute cette agitation était le maigre, dont le regard était habité d’une infinie mélancolie. On aurait dit qu’il faisait ses adieux, mais à quelque chose qui allait bien au-delà du célibat.
Soudain, surgit l’inattendu. La grosse femme n’avait plus de nourriture. Dans un pareil endroit, c’était impensable. Après avoir annoncé la nouvelle, La Chancha commença à recevoir une pluie de jurons (au moins, il y avait à boire).
Le maigre se leva. Ses amis et les clients baissèrent le ton :
— Madame, n’avez-vous pas un poisson, n’importe lequel ?, demanda-t-il d’une voix profonde, avec une extrême délicatesse.
— Monsieur, il me reste seulement un bar congelé…
— Eh bien, apportez-le-moi, répondit-il avec une tendre patience.
Ce qui se passa ensuite fut incroyable et se raconte encore aujourd’hui (la preuve !).
Le maigre lança le bar en l’air qui, alors qu’il était sur le point de l’attraper avec ses mains, se transforma en 2. Ses jongleries se poursuivirent pendant plusieurs minutes. Tous observèrent, stupéfaits, l’énorme déplacement dans les airs d’une variété interminable de créatures marines. La roue ne s’interrompait jamais. Enfin, il laissa tomber ses bras le long de son corps et les tables se retrouvèrent couvertes de poissons.
Les gens éclatèrent en applaudissements, pensant qu’il s’agissait d’un numéro préparé par le maigre et la grosse pour les divertir, une sorte de tour de prestidigitation.
Le bruit causé par cette soudaine abondance changea l’ambiance, mais curieusement, à la table des 13, les visages étaient sérieux, et chez certains, on pouvait percevoir des signes d’émotion contenue.
Le maigre parlait sans cesse à chacun, avec un doux murmure. Au bout d’1 heure, il se leva et se dirigea vers la sortie. Il embrassa et serra tout le monde dans ses bras. Il ouvrit la porte, fit un léger geste d’adieu de la main, releva le col de son manteau et se plongea dans le brouillard sombre.
Les 12 restèrent là, serrés les uns contre les autres, attendant quelque chose. On entendit la sirène d’un bateau qui accostait au quai, et au bout de quelques minutes, le bruit d’une mitraillette.
Centre culturel de Manuela Llamazares | Bulnes 2000
Le bordel typique presque artisanal fondé par Manuela Llamazares devint, grâce à son opiniâtreté proverbiale, un centre culturel pour le développement personnel, le dépassement des troubles existentiels, l’exploration du moi profond, et un laboratoire de paradoxes sociaux.
On y dispensait également des cours avancés de charisme et des séminaires de danses circonspectes pour les élèves ayant les pieds plats.
L’inscription du « Tigre » Millán aux cours de Manuela fut une erreur fatale. Issu de la couche sociale la plus basse (classes laborieuses, classes dangereuses, l’éternelle rengaine), il ne s’intégra jamais et persista dans une attitude de confrontation, probablement pour dissimuler l’amour (non réciproque) qu’il éprouvait pour Manuela.
Un sinistre jour de 1940, il perdit les pédales : le Tigre les dévora tous, n’épargnant même pas ceux qui avaient les pieds plats.
Quartier de Barracas
Au cours de la grande dépression des années 1930, la situation des bandonéonistes de seconde catégorie devint critique. Alors que la décennie touchait à sa fin, ils étaient à l’agonie. La dissolution de l’orchestre d’Edgardo Donato semblait sonnait le glas.
Cependant, la mode de capturer les nains de jardin en état de rébellion, qui ornaient les vieilles maisons, en utilisant des bandonéons leur apporta un soulagement momentané. Ils pouvaient gagner quelques pesos de manière honnête, bien que parfois des incidents se produisaient, car il s’agissait d’une opération tumultueuse.
Par exemple, à l’été 1938, la capture de l’une de ces créatures interféra avec l’ascension au ciel d’une jeune mariée décédée (sans avoir consommé son union) dans la maison voisine : elle resta coincée dans les branches d’une vigne vierge (tout un symbole).
Sa mère tenta de la libérer, ou peut-être de la punir à coups de balai, interprétant ce contretemps comme un signe négatif du Seigneur, qui, semble-t-il, ne souhaitait pas la recevoir à cause d’une éventuelle impureté de la jeune fille.
Puis, elle constata que ses soupçons étaient infondés, car la jeune fille poursuivit son ascension sans encombre jusqu’à disparaître dans le ciel.
Oubliant quelques instants son chagrin, la mère soupira de soulagement. Puis, elle retourna à ses occupations, non sans maudire le bandonéoniste et le nain de ciment.
Club del Progreso | Sarmiento 1334
Le Dr. Carlos Saúl Menem implora pendant 45 minutes le président de la Cour, le Dr. Hermenegildo Frutilla. 45 minutes non-stop !
Il le priait de lui accorder une réduction de la peine qui lui avait été infligée après avoir été reconnu coupable de trafic d’armes à destination de l’Équateur et de la Croatie pendant ses mandats présidentiels.
Écœuré, le Dr. Frutilla gifla plusieurs fois le mandataire déchu (et rendit fous de jalousie des millions d’Argentins, même si, bien sûr, la violence ce n’est pas bien, même qu’il faut la consommer avec modération).
Puis, le Dr. Frutilla sortit dans le patio du bâtiment pour fumer une cigarette et se calmer. Ensuite, il retourna dans son bureau et invita sa secrétaire, Mlle Menescal, à prendre un verre et à dîner, avant de passer la nuit dans un hôtel proche où ils firent de l’exercice jusqu’à l’aube.
Comme on le sait, une nuit (même agitée) porte conseil. Le lendemain matin, après une douche réconfortante et des œufs brouillés, il retourna dans la salle d’audience et pardonna hâtivement le Dr. Menem qui gisait encore, prostré, dans l’attente de la décision.
Puis, tous 2 terminèrent la journée en déjeunant amicalement au Club del Progreso. De là à y voir un exemple de justice de classe…
Défilé du Día de la Primavera | Avenida Santa Fe et Avenida Callao
En septembre 1968, la situation économique du pays était critique (la faute au Front populaire, je suppose). Acculés par les banquiers, les commerçants de l’Avenue Santa Fe annoncèrent qu’il était temps d’abandonner le défilé traditionnel du Día de la Primavera (Jour du printemps).
On tenta de faire des adieux inoubliables, avec les plus belles jeunes filles et les plus beaux costumes, mais la nouvelle que ce serait (probablement) le dernier défilé se répandit : certains participants, submergés par l’angoisse et le désespoir, éclatèrent en sanglots incontrôlés. L’hystérie et la violence s’emparèrent de la foule.
(Heureusement) une pluie torrentielle et (malheureusement) la répression policière calmèrent les esprits. L’avenue fut laissée couverte de débris, ce qui rendit ces (possibles) adieux inoubliables.
En réalité, ce traditionnel défilé carnavalesque, né en 1952, fut supprimé par la dernière dictature militaire (1976-1983). Il renaquit de ses cendres en 2003, sans réussir à perdurer. Tel le phénix (des hôtes des bois de Palermo), il revint encore en 2013. Depuis, il essaie de survivre sans jamais avoir réussi à retrouver l’éclat d’antan. Snif !
Sociedad Rural Argentina | Florida 460
L’importation d’un taureau écossais de la race Shorthorn (Stuart), dans le but de le croiser avec des spécimens locaux pour améliorer l’espèce, provoqua un scandale au sein de la Société Rurale Argentine (en gros, c’est l’équivalent de la FNSEA, en bien plus puissant puisque l’Argentine demeure un pays dont l’économie repose sur un modèle agro-exportateur).
Le problème résidait dans le fait que les vaches argentines refusaient d’avoir des relations avec Stuart, un spécimen d’une grande arrogance, due à la conscience de posséder une exceptionnelle capacité reproductive. Et oui, pour ces clairvoyantes bovines, tout n’était pas plus beau en Europe.
Finalement, après de nombreuses discussions, l’accouplement put avoir lieu grâce à l’aide de narcotiques fournis par une membre de la Société Rurale qui s’impliqua dans l’affaire avec enthousiasme. Elle préféra rester anonyme en raison de la délicatesse du sujet.
Esquina Homero Manzi | Avenida San Juan 3601
Homero Manzi (1907-1951), le poète des faubourgs, raconta un jour avoir eu un étrange dialogue avec le fantôme d’un marin espagnol. Ce dernier lui apparut soudainement et l’invita à fouiner autour de la Vuelta de Rocha. Selon les dires du spectre (car ce fantôme ne faisait pas que « Ouh ouh ouhhh »), s’y trouvait l’épave d’un ancien galion rempli de pièces d’or.
Cependant, le poète, habitué à raconter des histoires d’un tout autre tonneau, se méfia immédiatement de cette apparition. Il avait raison !
Il s’agissait d’une vulgaire projection holographique que la Société Scientifique Argentine avait montée avec l’intention de noyer le poète dans les eaux noires du Riachuelo.
Heureusement, le plan fut déjoué par le Commando Arlt, qui détruisit le projecteur et étrangla le président de la Société Scientifique avec un bas en nylon.
Homero Manzi put alors continuer à écrire ses incroyables tangos et fut tellement reconnaissant qu’il quitta ce monde peu de temps après pour rejoindre ses amis, à l’âge de 44 ans.
En conclusion
Loin de moi la volonté de vous inciter à bouder les quartiers les plus emblématiques de Buenos Aires. Pour chacun d’eux, j’ai d’ailleurs veillé à rédiger un article aussi complet que possible.
Mais, il y a une vie en dehors de La Boca, Palermo, Puerto Madero, Recoleta ou San Telmo. Les lieux étonnants et les personnages truculents (dont j’ai eu le plaisir de narrer les exploits) en témoignent à leur façon.