Lorsqu’il est question de tango, à Buenos Aires, donner la parole à des danseuses et danseurs tombe sous le sens.
Après avoir découvert l’univers de la milonga de Buenos Aires en compagnie de Katia Mer (danseuse depuis 2007), je vous propose une interview de Roberto Leiva, membre de la troupe de l’Esquina Homero Manzi, un célèbre spectacle de tango de Buenos Aires.

J’ai fait la connaissance de Roberto en 2022 sur Facebook Marketplace. Ce n’est pas une blague : il louait un appartement à Caballito, nous avons fait affaire, puis sympathisé.
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Pas le temps de tout lire ? Voici ce que propose cet article :
Roberto et le tango : une passion précoce pour la danse
Bonjour Roberto. Merci d’avoir accepté cette interview qui, j’en suis certain, va fortement intéresser les passionnés de tango et les curieux. Peux-tu te présenter : qui es-tu ? Comment as-tu commencé à danser le tango et qu’est-ce qui t’a attiré vers cette danse en particulier ?
Bonjour Jérôme. Je m’appelle Roberto Leiva. J’ai 51 ans.
Je suis né dans la ville de Sarmiento, dans la province de Chubut, au centre de la Patagonie argentine.
J’ai commencé très jeune, vers 8 ou 9 ans, à danser des danses folkloriques argentines, et en même temps, j’étudiais la musique (plus précisément, la guitare).
J’ai toujours été attiré par la danse, par tous les genres de danse, jusqu’à ce qu’à mon adolescence, je découvre une forte attraction pour le tango, à la fois pour la musique et pour la danse.
Mais, ce n’est qu’à 18 ans, après avoir déménagé à Buenos Aires pour étudier à l’École nationale des danses folkloriques, que j’ai commencé à nouer des liens avec des compagnons danseurs qui pratiquaient déjà le tango.
Cela m’a donné l’opportunité de découvrir les milongas, les lieux de cours et les différents maîtres.
D’une certaine manière, l’ambiance du tango m’a captivé. La possibilité de danser en étant enlacé à une autre personne est merveilleuse et cela génère une passion où tous les sens sont impliqués.
Tes derniers mots résonnent avec ceux de mon amie Katia, que j’ai récemment interviewée au sujet des milongas : l’importance de la relation à l’autre, de l’étreinte, est quelque chose de fondamental dans votre relation au tango. Tu as également parlé des maîtres. Quels danseurs ou musiciens de tango ont eu le plus d’influence sur ta carrière ?
Il y a eu de nombreuses influences et des danseurs que j’admirais, des maîtres avec lesquels j’ai même pris des cours et certains avec qui j’ai partagé la scène : Juan Carlos Copes, Carlos Rivarola, Miguel et Osvaldo Soto.
Tous sont de grands référents du tango.
De grands exemples à n’en pas douter. Se passionner est une chose, mais rester passionné en est une autre. Comment restes-tu inspiré par le tango après tant d’années à le pratiquer ?
La réalité est que le tango est un genre, une danse qui te captive, et te maintient en permanence inspiré.
Les gens et les lieux changent, mais la danse te donne toujours la possibilité de te connecter avec de nouvelles personnes. La danse est un processus en constante évolution, donc la motivation persiste.
En plus, pour les danseurs professionnels, la possibilité de travailler sur différents projets artistiques est une grande source de motivation.
C’est clair : impossible de se lasser ou d’être blasé. J’aime bien conclure ce temps où tu te présentes par une anecdote. Peux-tu nous partager une anecdote marquante de ta carrière en tant que danseur ou professeur ?
Il y a sans aucun doute de nombreuses anecdotes. L’une des plus importantes est de construire une carrière et de la maintenir : être danseur, travailler avec la danse et pouvoir en vivre.
Une des plus belles anecdotes est, par exemple, de travailler dans un autre pays, en tant que professeur ou danseur lors d’un spectacle. Puis, de retrouver, à cette occasion, des personnes que tu as connues à Buenos Aires en prenant des cours.
Lorsqu’elles apprennent que tu es de visite dans leur pays de résidence, elles viennent te voir, puis on partage du tango, des repas, des sorties, etc.
D’autres anecdotes sont directement liées au spectacle. Il peut arriver de trébucher et tomber devant 1 000 spectateurs ! Après être tombé avec ta partenaire et t’être retrouvé à terre avec elle, il faut te ressaisir en quelques secondes et continuer.
C’est une situation dramatique sur le moment, mais qui génère beaucoup de rires en y repensant. Cela m’est arrivé il y a quelques années lors d’un spectacle que nous faisions en Europe.
La culture du tango à Buenos Aires
Je me doute que ces moments sont difficiles à vivre. Mais comme on dit : « seul celui qui ne fait jamais rien ne fait pas d’erreur ». Approfondissons à présent, si tu veux bien, la présentation du tango. Comment décrirais-tu l’importance du tango dans la culture argentine et portègne aujourd’hui ?
Le tango est un genre très important pour l’Argentine, car même s’il est admiré, dansé et partagé dans le monde entier, l’Argentine, et surtout Buenos Aires, conserve une certaine magie.
Cela fait partie de l’identité de cette région.
Les années passent, mais les lieux, les quartiers, les personnages continuent d’attirer et de créer de nouveaux artistes qui le maintiennent vivant.
Effectivement, il est courant de dire que le tango fait partie de l’âme de Buenos Aires. Tu es danseur à l’Esquina Homero Manzi, qui propose un dîner-spectacle de tango de très grande qualité. J’ai eu l’occasion de t’y voir sur scène avec tes partenaires. Justement, quel rôle joue un lieu comme l’Esquina Homero Manzi dans la préservation et la promotion du tango ?
L’Esquina Homero Manzi fait partie du circuit des lieux dédiés à la diffusion et au maintien du tango en tant que spectacle depuis plus de 20 ou 30 ans. C’est un lieu historique.
Même lorsqu’il n’était qu’un simple café dans le quartier de Boedo, il y a plusieurs décennies, il a toujours été habité par une certaine mystique du tango, car il a été un lieu de rencontre pour les danseurs, musiciens et poètes.
Le tango et Buenos Aires vivent une longue histoire d’amour. L’Esquina Homero Manzi en est la preuve. En tant que danseur professionnel depuis plusieurs décennies, comment perçois-tu les évolutions du tango au fil du temps à Buenos Aires ? Et quelles sont les tendances actuelles ?
Le tango a évolué en tant que danse, et c’est une bonne chose.
Il y a un renouvellement des danseurs qui apportent d’autres contenus, par exemple la fusion du tango avec la danse contemporaine, la danse classique, ce qui a créé de nouvelles tendances et de nouveaux défis pour composer des chorégraphies et des spectacles.
Cependant, l’étreinte du partenaire (l’abrazo) est et demeure son élément le plus important.
Il en va de même pour la musique. Les musiciens avec une grande formation génèrent de nouvelles tendances, de nouvelles compositions.
Même si dans les milongas, les orchestres continuent à jouer des morceaux des années 1940-1950, de jeunes musiciens contemporains introduisent de nouveaux arrangements musicaux et proposent des fusions avec d’autres genres et types d’orchestrations.
Le tango à l’image de Buenos Aires est donc riche de contrastes. Malgré tout, le tango est souvent perçu comme une danse passionnée et mélancolique. Comment expliques-tu cet aspect émotionnel dans la performance ?
Passionné et mélancolique, oui… mais je ne pense pas que ce soit une mélancolie qui te garde attaché au passé ou à la nostalgie. Il s’agit plutôt d’une mélancolie dans le moment présent, d’une mélancolie qui t’enveloppe.
Le tango est aussi une grande source de joie et de plaisir… et, dans la performance, ce qui compte, c’est ce que tu ressens en le faisant, en le vivant.
Les spectacles de tango à l’Esquina Homero Manzi
À présent, prenons un exemple concret. Peux-tu nous parler du processus de création des spectacles de tango à l’Esquina Homero Manzi ? Quels sont, selon toi, les composants essentiels d’un bon spectacle de tango (musique, danse, costumes, éclairage, etc.) ?
Le spectacle de l’Esquina Homero Manzi est l’un des plus traditionnels en termes de concepts de spectacle, car ce n’est pas un tango « for-export ».
Autrement dit, il n’est pas spécialement conçu pour plaire aux touristes ou au public international. Il se veut authentique et représentatif de la culture locale.
L’un des composants les plus importants est justement le tango « au sol », avec bien sûr quelques chorégraphies un peu plus aériennes, mais il conserve l’essence tanguera : l’étreinte, la musique et les costumes.
L’éclairage est conçu pour que chaque moment ait son ambiance appropriée, et pour que chaque couple, orchestre ou chanteur puisse mettre en valeur son esthétique et sa qualité artistique.
J’ai pu te voir sur scène et j’ai été impressionné par ta prestation et celle de tes partenaires. Comment les danseurs professionnels se préparent-ils pour les spectacles ? Quelles techniques et émotions cherchent-ils à exprimer ?
Il y a toujours une préparation physique adéquate. Chaque couple, chaque danseur a sa propre manière de s’entraîner, de répéter, de prendre soin de son corps, de s’étirer. Beaucoup d’études existent sur la manière de rester en forme et actif.
Et puis, on se forme en permanence. On continue de prendre des cours de tango, mais aussi dans d’autres disciplines comme le théâtre, le chant, la danse classique ou contemporaine, entre autres. La plupart des danseurs sont des artistes pluridisciplinaires.
J’en déduis qu’il est vraiment impossible de faire carrière si l’on n’est pas passionné. Tu en as déjà un peu parlé, mais quelle est la particularité des spectacles de tango à l’Esquina Homero Manzi par rapport à d’autres lieux de Buenos Aires ? Qu’est-ce qui rend cet endroit si spécial pour les amateurs de tango ? Quelle est son histoire et son importance dans la scène tango ?
L’Esquina Homero Manzi est un lieu très populaire à Buenos Aires. Situé dans le quartier de Boedo, ce lieu est un bar ayant ouvert ses portes en 1914. Depuis 2004, sur décision de la ville de Buenos Aires, il est l’un des 82 bars notables de la ville. En 2000, il a été agrandi et rénové, mais la façade originelle a été préservée.
Au cours de son histoire, le bar a changé plusieurs fois de nom. Il a été rebaptisé en 1981 en l’honneur du poète Homero Manzi (1907-1951). Ce dernier a écrit, à l’une de ses tables, en 1948, le célèbre tango Sur, qu’Aníbal Troilo (1914-1975) a, ensuite, mis en musique.
Comme pour la grande majorité du secteur de la restauration, la pandémie a frappé durement l’Esquina Homero Manzi. Le bar est resté fermé pendant plus de 7 mois. C’était très dur, surtout qu’il dépend fortement du tourisme. Mais le propriétaire, Gabriel Perez, a veillé à ne licencier personne et à payer tout le monde. Il a, notamment, mis en place un service de livraison à domicile.
L’Esquina Homero Manzi existe donc depuis d’un siècle ! Je l’ignorais. Quels sont les défis et les joies d’être un danseur de tango professionnel dans un lieu aussi emblématique ?
Commençons par les joies… Le tango, en tant que genre, te procure de nombreuses satisfactions, il te maintient actif. Il y a toujours la possibilité de créer de nouveaux projets, de monter sur scène, de recevoir des applaudissements et de la reconnaissance, bien sûr.
Grâce à cette danse, j’ai pu vivre, construire une carrière de danseur, parcourir le monde, etc. et c’est très gratifiant.
Il y a aussi beaucoup de défis, bien sûr… en permanence, comme dans toute danse : il faut rester émotionnellement et physiquement actif alors que le temps passe, le corps évolue, les énergies changent. Il faut savoir le comprendre et l’accepter.
Je vais me répéter. Mais, tu sais à quel point j’aime les anecdotes. Y a-t-il des histoires ou des moments mémorables qui se sont produits lors des spectacles à l’Esquina Homero Manzi et que tu pourrais partager avec nous ?
Les surprises sont fréquentes. Par exemple, il arrive qu’une personne vienne célébrer son anniversaire, que des couples viennent célébrer 50 ou 60 ans de mariage, ou encore, qu’un homme demande sa compagne en mariage au beau milieu du spectacle !
L’avenir du tango
On a beaucoup parlé du passé et du présent. Essayons de lire dans le marc du café servi à l’Esquina Homero Manzi. Selon toi, comment le tango évoluera-t-il dans les prochaines années ?
Les générations changent, sans aucun doute… mais quelque chose est très positif : je vois de plus en plus de jeunes qui se rapprochent de la danse, de la musique, donc l’avenir du tango est assuré.
Il continuera d’évoluer tout en conservant ses aspects fondamentaux et traditionnels (tels que l’étreinte).
Je suis agréablement surpris par ta réponse. J’avais tendance à penser que les jeunes générations avaient tendance à se détourner du tango, y compris ici, à Buenos Aires. Selon toi, quels sont les défis auxquels le tango est et sera confronté, en particulier en matière de préservation de ses racines tout en restant pertinent ?
Le défi le plus important est sans doute que le tango continue à se développer. À court terme, je pense que c’est assuré, car de plus en plus de personnes s’y intéressent à travers le monde.
Faire en sorte que l’étreinte continue à être un point de rencontre est également un défi fondamental.
Si le tango réussit à rapprocher les gens, il doit assurément être défendu et développé. Cet enjeu est également d’importance pour ta carrière et de celle de tes partenaires. Comment vois-tu l’avenir des spectacles de tango dans des lieux historiques comme l’Esquina Homero Manzi ?
L’Esquina Homero Manzi propose plusieurs options de spectacles.
Outre le spectacle principal, qui a lieu chaque soir, il offre des propositions alternatives qui se concentrent davantage sur la musique et le chant.
Ces spectacles alternatifs se déroulent généralement les dimanches à midi ou tard dans la nuit les week-ends. Cela permet d’attirer un public plus diversifié.
Diversifier le public est assurément une des clés de l’avenir du tango. Tu m’as dit que l’intérêt des jeunes générations est réel. Comment peut-on les attirer encore plus vers le tango et leur faire apprécier cette forme d’art ?
Sans aucun doute, la promotion et la visibilité sont ce qui attire plus de gens.
Il est important que les politiques culturelles (pas seulement celles de l’Argentine…) investissent dans la promotion du tango.
On ne peut pas évoquer le futur sans aborder les projets ou collaborations sur lesquels tu es en train de travailler. Peux-tu nous en dire davantage à ce sujet ?
Actuellement, je fais partie de la troupe de l’Esquina Homero Manzi, et cela sera sûrement pour encore longtemps.
De plus, je dirige mes propres spectacles, dans d’autres espaces plus théâtraux, car je suis également chanteur et animateur.
En conclusion : quelques conseils pour un débutant
Nous arrivons à la fin de cette interview. Je te remercie encore, Roberto, pour le temps que tu as bien voulu m’accorder. Pour conclure, quels conseils donnerais-tu à quelqu’un qui souhaite débuter dans le tango, que ce soit en tant que danseur amateur ou professionnel ?
L’un des conseils que je donne souvent aux étudiants et aux danseurs est qu’il faut avoir de la patience.
Apprendre le tango est un processus long… et qui ne se termine jamais !
C’est un apprentissage à la fois physique et émotionnel.
Il faut comprendre le monde du tango comme un univers social, émotionnel.
Cet univers permet de se lier avec d’autres personnes et aussi de mieux se connaître soi-même.
Quand on développe l’art du tango avec plaisir, c’est vraiment très gratifiant.